10 février 2019 - Lettre à Monsieur Alain Juppé, maire de Bordeaux, par HUbert Ripoll, professeur d'Université émérite, psychologue

Par Le 10/02/2019

Email du 6 février 2019 à Alain Juppé, Maire de Bordeaux

 

Monsieur le Maire,

Vous avez pris la décision de donner à une rue de Bordeaux le nom de Frantz Fanon. Je me permets d’attirer votre attention sur les conséquences qu’aurait cette décision sur les Français d’Algérie et leurs enfants ; soit un million et demi de personnes environ. Je le fais en tant que psychologue, m’étant particulièrement investi à travailler à l’équilibre psychologique de Français d’Algérie de trois générations que j’ai suivis où qui ont fait l’objet d’enquêtes approfondies de ma part[1]. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le traumatisme post exil est toujours présent chez ces personnes. Mais tout aussi surprenant, ce traumatisme réside moins dans l’exil lui-même, assumé et dépassé aujourd’hui, que dans le sentiment, toujours présent, de non reconnaissance de leur dignité par une France dans laquelle, en dépit de toutes les difficultés, elles se sont bien intégrées. Qu’y pouvons-nous, outre les accompagner comme certains, et comme moi-même, le font ? Ne pas continuer à les accabler injustement. Mais en quoi, donner à une rue de Bordeaux le nom de Franz Fanon les accablerait ? Parce que Frantz Fanon a eu à leurs encontre des propos que ne renieraient pas les terroristes actuels. Plus grave encore, parce que ces propos ont été encore accentués par l’un des plus hauts représentants de la culture française, en la personne de Jean-Paul Sartre, signant le début d’une stigmatisation à leur égard, qui perdure encore, et qui, sans cesse, réactive une blessure toujours pas estompée avec le temps. Reconnaître la pensée de Frantz Fanon au sein de la cité en lui donnant le nom d’une rue reviendrait à provoquer un sentiment d’exclusion chez les Français d’Algérie et à leurs enfants et à les en faire sortir. Cela peut sembler subtil et complexe, tout comme l’est la psychologie humaine de tout être dont la blessure, même ancienne, n’a pas été correctement soignée par la société dans laquelle il vit. Alors que, plus que jamais, il convient de rassembler les Français, la désignation, à Bordeaux, d’une rue Franz Fanon, fracturerait un peu plus notre société en en stigmatisant une part d’entre elle qui a pourtant été d’une loyauté sans faille. Une décision d’autant plus difficile à vivre qu’elle émane d’un élu qui jouit d’une haute autorité morale.

Je vous remercie pour l’attention que vous porterez à mon analyse et vous prie d’agréer, Monsieur le Maire de Bordeaux, mes sentiments très respectueux.

Hubert Ripoll
Professeur d’Université émérite
Psychologue

[1] Hubert Ripoll, Mémoire de là-bas, Éditions de l’Aube, 2012.
Hubert Ripoll, L’oubli pour mémoire, Éditions de l’Aube, 2019.

 

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